La bande dessinée congolaise regorge de talents et de créativité, mais reste prisonnière de défis structurels qui, depuis plus de vingt ans, freinent son envol. Entre publications isolées et manque d’infrastructures, l’émergence d’une industrie solide tarde à se concrétiser. Et pendant ce temps, une autre révolution s’accélère : celle des intelligences artificielles génératives, capables de produire en quelques secondes ce que des artistes mettent des mois à concevoir. Le tout évolue dans un flou juridique persistant, où il reste difficile de sanctionner efficacement le plagiat, les contrefaçons et autres dérives.
Dans ce nouvel univers numérique, quelle place reste-t-il pour le livre papier, la bande dessinée et les récits nourris par l’imaginaire local ? Le défi n’est pas uniquement technologique : il est aussi culturel, économique, identitaire, et touche directement à la question de la viabilité et de la durabilité du secteur. Ce qui est en jeu, ce n’est pas la survie d’initiatives isolées — aussi passionnées soient-elles — mais la construction d’une véritable industrie capable de résister aux secousses qui fragilisent déjà d’autres champs créatifs.
Le Rapport 2024 de l’UNESCO sur l’industrie du livre en Afrique le souligne : « Le support papier, bien que toujours essentiel pour l’apprentissage, perd de son attrait auprès des jeunes générations, happées par l’interactivité des écrans. » Si la BD congolaise veut survivre, elle devra investir les supports numériques — sans pour autant renier la force de l’objet imprimé.
Une production trop marginale pour un pays-continent
Prenons un exemple : publier 1 000 exemplaires d’un album, en autoédition, peut paraître déjà héroïque. Mais dans une ville comme Kinshasa, qui compte plus de 18 millions d’habitants, cette échelle reste dérisoire.
Étendre la distribution à Lubumbashi, Goma, Kisangani ou Matadi relève alors du défi logistique et financier. Or, sans une production plus massive et structurée, la BD congolaise ne pourra pas se hisser à la hauteur de son potentiel artistique et culturel.
La RDC regorge de talents, mais la production reste artisanale, faute de moyens, de formations professionnelles structurées, de maisons d’édition solides, et de filières de diffusion efficaces. Ce sont là des problèmes structurels, non conjoncturels.
Distribution, marketing : le talon d’Achille
La chaîne du livre, en particulier celle de la bande dessinée, souffre d’un manque criant de distribution professionnelle. Les ouvrages ne parviennent pas à circuler, même dans les grandes agglomérations. Quant au marketing, il est quasi inexistant : pas de stratégie de communication, peu de visibilité en ligne, absence d’une présence forte en librairie ou sur les plateformes numériques.
Au moment où nous écrivons ces lignes, une nouvelle tombe : les éditions MIEZI annoncent la fermeture de leurs portes dès le mois prochain. Ce départ vient s’ajouter à la longue liste de bibliothèques privées et d’espaces de lecture pour la jeunesse qui disparaissent peu à peu, aussi bien dans la capitale que dans plusieurs provinces congolaises.
Les données de l’UNESCO sont éloquentes : “Dans les pays en développement, moins de 10 % des publications atteignent les zones rurales, et l’absence de politiques nationales du livre empêche toute structuration durable du secteur. Le cas de la RDC en est une illustration criante.”
L’irruption de l’IA : une menace silencieuse
À cela s’ajoute un phénomène contemporain inquiétant : l’émergence de l’intelligence artificielle, qui fascine une génération déjà peu habituée à lire des albums complets. Sur les réseaux, les couvertures fictives générées par ChatGPT ou MidJourney détournent l’attention des vraies œuvres, de leurs auteurs, de leur message. Combien de jeunes aujourd’hui partagent des fausses couvertures de Tintin, sans jamais avoir lu une seule planche de Hergé ?
Le Rapport 2024 de l’UNESCO sur l’avenir du livre en Afrique le souligne : « Le support papier, bien que toujours essentiel pour l’apprentissage, perd de son attrait auprès des jeunes générations, happées par l’interactivité des écrans. » Si la BD congolaise veut survivre, elle devra investir les supports numériques — sans pour autant renier la force de l’objet imprimé.
Un avenir possible : industrialiser la création
Le salut passera donc par la structuration. Il faut lever des fonds. Beaucoup de fonds. En dollars, en euros, en francs congolais. Il faut investir massivement dans l’industrie de la BD : soutenir les studios, financer les jeunes auteurs, professionnaliser les éditeurs, former les graphistes, équiper les imprimeries locales.
Mais aussi plaider. Plaider auprès des pouvoirs publics pour des politiques culturelles ambitieuses. Plaider auprès des institutions internationales pour des subventions. Plaider auprès du secteur privé pour qu’il voie dans la BD un levier d’influence et d’image.
Trois leviers d’action : 3 axes peuvent permettre de renverser la tendance
1. Produire massivement, en quantité et en qualité : pas un album tous les six mois, mais des dizaines, voire des centaines chaque année et dans toutes les 4 langues nationales. Alimenter les réseaux sociaux, les kiosques d’échangeurs de monnaies, les écoles, les arrêts de bus, les alentours de terrains de football, les prisons et cachots, les églises…avec du contenu local.
2. Militer activement au travers des Plaidoyers pour faire reconnaître la BD comme une industrie culturelle à part entière : Le modèle existe dans d’autres pays africains, bien que les approches diffèrent (Algérie, Côte d’Ivoire, Cameroun, Maroc), pourquoi pas en RDC ?
3. Créer une communauté forte, de lecteurs, des rendez-vous et de partenaires : Organiser des concours, des festivals, des remises de prix. Récompenser les talents. Créer des centres de recherches et des clubs de lecture, des résidences d’artistes, des événements de promotion.
Une opportunité unique, à ne pas rater
Le travail à accomplir est immense. Mais l’opportunité est réelle. La jeunesse congolaise est avide de récits qui lui parlent. Les plateformes numériques (Web Toon) permettent aujourd’hui de diffuser sans frontières. Le monde cherche de nouvelles voix. La BD congolaise peut en être une — à condition de s’organiser.
Sinon, les publications resteront isolées, émouvantes mais éphémères. Et le rêve d’une industrie du 9e art made in Congo ne sera qu’un mirage de plus dans le désert culturel.
Jason KIBISWA pour le Studio Malaika Agency



